– De 1910 à 1920 on a assisté à la création de la forme abstraite de la peinture.- De 1920 à 1930 on assiste à «l’installation » de l’abstraction, son acceptation.
– De 1930 à 1940 on assiste à un conflit avec un nouveau courant : le surréalisme
On a vu que la peinture moderne a renoncé à la représentation du monde. Il ne lui restait dès lors :-plus qu’un objet : elle-même. Cela menait à l’abstraction. Ou plus qu’un sujet : le peintre. Ce qui mène au surréalisme.
1.Les fondements du surréalisme en peinture.
a. La littérature et ses procédés : écriture automatique, cadavres exquis, etc. Breton définit ainsi le surréalisme dans le Manifeste du Surréalisme (1924) : “ n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale“.
b.La psychanalyse qui « justifie » l’usage de ces procédés en excluant toute forme de hasard ramenant tout à l’inconscient actes manqués, rêves et symptômes.
L’expérience psychanalytique montre que rien dans notre comportement n’est laissé au hasard. Que tout, par conséquent, est pourvu de sens (la notion-même de “folie” disparaît selon laquelle le comportement du fou est toujours insensé). Simplement, ce sens nous ne l’apercevons pas : il est inconscient. Et si nous ne l’apercevons pas c’est que nous voulons (notre partie inconsciente veut) ne pas savoir (ce vouloir constitue ce qu’on nomme le refoulement). L’analyse peut toutefois nous conduire à reconnaître ce sens. Car, pour ne pas vouloir savoir quelque chose, il faut bien savoir ce qu’est ce quelque chose. Autrement dit : nous ne sommes pas sans savoir ce que nous ignorons. Mais comment faire ?
Ce qui fait que nous ne voulons pas savoir, ce qui fait que nous refoulons certaines idées, c’est qu’elles nous semblent si contraires à la loi et à la morale, que nous nous sentirions trop coupables (quasi au sens littéral selon le complexe de castration sur lequel le refoulement prend tout son appui) de les garder conscientes à notre esprit (ainsi par exemple de “l’idée” oedipienne qui habite le petit garçon de tuer son père pour jouir de sa mère). Si donc nous voulops accéder à ces pensées refoulées, nous devons bannir tout contrôle de nos pensées, “tout contrôle de la raison”, “toute préoccupation esthétique ou morale”, écrivait plus haut Breton. Et c’est en effet la règle de base de l’Analyse : tout dire (mais ne rien faire), laisser libre l’association des idées. Alors, un acte manqué (une maladresse, un lapsus, un trou de mémoire) veut toujours dire quelque chose. Par lui, l’inconscient s’exprime. Mais en lui, comme dans le rêve ou le symptome névrotique, c’est de façon déguisée qu’il se montre. Il devient alors une voie (que Freud dit “royale” pour le rêve) d’accès à nos désirs les plus refoulés.
Le sens du surréalisme est là : par la peinture (mais aussi bien la littérature, le cinéma et toutes les formes d’expression artistique) avoir accès à toute cette partie dont la culture a exigé le refoulement pour que les hommes puissent vivre ensemble.
Dans la peinture, cela donne la mise en place de nouvelles techniques, de nouveaux procédés :
2. Les procédés de la peinture surréaliste.
a. Le dessin automatique inventé par Masson (1924).
b. Le frottage inventé par Max Ernst (1925). On place une feuille de papier, par exemple, sur une surface rugueuse (plancher, pierre, etc), on frotte une mine de crayon (par exemple encore) sur le papier et on obtient un dessin à partir duquel on réalise une “figure”. Comme ces taches qui évoquent en nous des images (qui ne sont pas les mêmes pour l’un et pour l’autre, d’où les tests projectifs inventés par les psychologues) ou ces nuages rochers qui “ressemblent” à des figures. (Ci-dessous Histoire naturelle 1926)
c. Le grattage ou raclage mis en oeuvre par le même Max Ernst (1927) qui consiste, au moyen d’un morceau de bois, d’un peigne, d’un quelconque racloir à gratter la toile recouverte de plusieurs couches de couleurs différentes jusqu’à ce que des formes apparaissent qui soient pourvues de sens. (Ci-dessous La Mer 1928).
d. Les décalcomanies inspirées à Ernst par Dominguez (qui ne les pratiquait qu’à l’encre) et qui consistent à étaler “au hasard” au moyen d’un morceau de papier ou de bois trempé la peinture sur la toile (où le
dripping de la peinture gestuelle à la Pollock prend son origine). Cela donne, par exemple,
L‘
Europe après la pluie (1942).
e. Les tableaux de sable de Masson (1927). Une toile est enduite de colle de façon inégale puis plongée dans le sable et sortie. Des formes apparaissent qu’un travail rendra signifiantes. Ci-dessous, Bataille de Poissons.
f. Le fumage inventé par Paalen (1938) est un autre moyen d’obtenir ces “figures” de base.
2. Les deux tendances du surréalisme.
On peut, semble-t-il, distinguer deux tendances dans le surréalisme. L’une d’inspirationpsychanalytique où tout fait sens. L’autre d’inspiration venue de l’absurde où tout est non sens.
a. L’inspiration psychanalytique.
Il s’agit alors :
a1. De mettre en scène le fantasme (que Freud définit exactement comme un scénario élaboré inconsciemment pour la satisfaction du désir). De ce type, par exemple les oeuvres de Clovis Trouille qui montrent le plus souvent des religieuses occupées à de toutes autres choses que la prière. (Ci-dessous, une oeuvre à peine moins blasphématoire intitulée Mon Tombeau).
C’est aussi (1926) La Vierge corrigeant l’enfant Jésus de Max Ernst où l’on voit Marie appliquer sur le derrière de l’enfant Jésus une fessée sans doute saintement méritée. Mais c’est aussi, du côté du fantasme plus sadique, Les Roses sanglantes de Dali 1930 montrant une femme “éventrée”, semble-t-il, du ventre de laquelle en guise d’intestin jaillissent des roses tandis qu’une ombre masculine occupe une portion de la partie droite de la toile : voyeur ? bourreau ?
a2. Des hallucinations comme celles, répétitives, de Saint Antoine au désert, mille fois rééditées dans la peinture classique et reprises par Dali (1946).
a3. Des pulsions comme c’est en particulier le cas chez Hans Bellmer.
Pulsion scopique dans les nombreuses oeuvres qui donnent à voir, dans des entrelacs complexes et des superpositions improbables, des organes, spécialement génitaux et féminins.
Pulsion sadique, en particulier dans ses
Poupées (ci-dessous :
La Poupée qui dit “non”).
Mais aussi chez Matta, comme par exemple dans
X-Space and the Ego de 1945. Les quatre illustrations pornographiques, photos de Man Ray qui illustrent les poèmes érotiques de Benjamin Péret et Louis Aragon dans
1929 (Editions Allia) sont à ranger, sans doute, dans cette rubrique.
a4. Le thème du rêve est fréquemment mis en oeuvre soit directement soit à travers ses “mécanismes”.
–> Directement, par exemple,
Le Rêve causé par une abeille autour d’une pomme grenade une seconde avant l’éveil (1944)
de Dali.
Ou La Clé des Songes de Magritte, ou Dream of future desert de Masson.
–> Ou à travers ses “mécanismes”. Freud distingue en effet un certain nombre de “mécanismes” par lesquels le contenu latent du rêve (la part insconsciente, refoulée) trouve à se déguiser pour devenir manifeste (l’ensemble des images qui constituent le rêve). Parmi ces “mécanismes”, deux sont particulièrement importants : la condensation et le déplacement. Dans le premier, plusieursdésirs refoulés trouvent pour s’exprimer une seule image (qui a quelque chose en commun avec tous ces désirs). Le Marché d’esclaves avec le Buste de Voltaire disparaissant de Dali (1940) est de cet ordre-là. Le “visage” de Voltaire est fait d’un trou (ou d’un nuage) et de trois personnages qui se trouvent là.
Dans le
déplacement une image refoulée trouve à investir son énergie (le désir qu’elle “personnifie”) dans une image anodine qui lui est liée et qui, parce qu’elle est anodine, n’aura pas de peine à venir dans la conscience “représenter” l’image interdite. De cet ordre-là semblent être
Les Cygnes réfléchis en Elephants de 1937, du même Dali.
Ou La Métamorphose de Narcisse de 1937.
b. L’inspiration de l’absurde.
b1. Magritte en est sans doute le meilleur représentant.
–> Il y a d’abord chez lui un refus
manifeste de faire en sorte que la peinture
représente.
Ceci n’est pas une Pipe (1929) dit assez qu’un tableau est une
image et non l’objet qu’il représente; une surface plane et non un volume en trois dimensions. Les tableaux comme
La Condition humaine (1934) qui présentent une toile sur un chevalet redoublant devant une fenêtre le paysage qu’on aperçoit, montrent assez l’inutilité, l’inanité d’une peinture qui ne fait que remettre sous les yeux ce qui est déjà sous les yeux. Des tableaux comme
La Clé des Songes qui sous un oeuf portent la mention “Acacia” et sous une chaussure la mention “la lune”, complètent cette dénonciation en montrant que l’image même n’est pas “représentative” de l’objet auquel elle prétend renvoyer mais, métaphoriquement ou métonymiquement, elle renvoie à d’autres images ou d’autres mots.
–> Ensuite, chez Magritte, on assiste à une assimilation
peinture-écriture. Nombre de ses tableaux traduisent des
figures de style. Ici,
Le Modèle rouge (1935), c’est une paire de souliers qui, sur leur partie avant se métamorphosent en pied. On reconnaît la
métonymie qui associe une partie d’un objet à une autre partie (“boire un verre”). Là, dans
La Corde sensible(1960) c’est une
métaphore qui remplace un terme par un autre qui lui est associé par autre chose que la proximité (“un nuage de lait”)
. Un nuage qui passe au-dessus d’une chaîne montagneuse prend place au sommet d’un fragile verre à pied comme un débordement de crème chantilly. Ces métonymies, ces métaphores dont nous comprenons
immédiatement le sens, si l’on y
réfléchit, elles n’en ont aucun : la terre n’est pas bleue comme une orange, comme le prétend la métaphore d’Eluard, le lait n’est pas un nuage et le verre ne se boit pas. C’est donc par elles que le sens
et l’absurde font leur apparition.
Il y a aussi, chez Magritte,
l’oxymore qui met ensemble des termes opposés de façon a faire surgir une image contradictoire (“un silence assourdissant”) qui se traduit admirablement dans
L’Empire des ténèbres (1954) ci-dessous.
Et aussi l’antiphrase qui consiste à employer des termes en leur donnant une signification opposée à celle qu’ils ont d’ordinaire (“c’est du propre !”). De cette nature est La trahison des images (1929) qui porte que “Ceci n’est pas une pipe”.
Enfin, la
synecdoque qui prend la partie pour le tout (“Cent voiles à l’horizon”) comme dans
La Belle saison(1961) où les arbres sont figurés par de grandes feuilles plantées dans le sol.
–> Et cela fonctionne chez Magritte comme le
mot d’esprit. Un mot d’esprit est une
trouvaille. Un moment précis où
le sens bascule d’un univers dans un autre. Expliquer un mot d’esprit est absurde : cela le détruit. Le plaisir que procure le mot d’esprit est instananné. Il n’est provoqué ni par le premier sens ni par le second, mais pas le seul
passage du premier au second. “
J’ai voyagé tête à bête avec untel”, rapporte Freud. Ou, “Comment
allez-vous, demande l’aveugle au paralytique ? Comme vous
voyez“. Le “allez” et le “voyez” prennent ici un double sens dans lequel repose le mot d’esprit. C’est ainsi lorsque dans
Le blanc-seing (1965) le cheval et sa cavalière se dessinent tantôt sur les arbres tantôt entre les arbres et de telle sorte qu’un arbre qui a son pied derrière passe devant la figure équestre. L’image est parfaitement lisible et en même temps parfaitement incompréhensible. De même pour
La Tentative de l’impossible , tableau dans lequel un peintre peint son modèle
dans l’espace-même de la pièce où il se trouve. Ou encore dans le
Portrait d’Edward James(La Reproduction Interdite) de 1937 où un homme placé devant son miroir ne voit son dos.
b2. Delvaux, quant à lui, crée un monde onirique peuple de femmes-statues qui ont toutes la même apparence et qui manifestent toutes la même indifférence.
Ici, point de jeux de mots. L’absurde apparaît comme une ambiance générale qui caractérise un monde où, par exemple, un homme vêtu de pied en cap (et ils sont peu nombreux, les hommes, dans cet univers) se découvre pour saluer une femme nue qui déambule, comme si c’était une situation naturelle (Le salut). Ici encore, une femme, vêtue cette fois, est assise devant un miroir qui lui revoie son reflet nue. Là (Les Vestales) ont voit à travers ce qui ne peut être qu’un miroir, une jeune femme qui se trouve derrière.
On dira que Delvaux ne procède pas autrement que Magritte (sur les exemples précités). Pourtant, l’impression n’est pas la même. Il y a, à considérer un tableau de Magritte, une réelle jouissance, comparable à celle qu’on éprouve quad on reçoit ou quand on fait un mot d’esprit. Ce qu’on ressent devant une toile de Delvaux est plus ambigu. Chez son compatriote, c’est comme un jaillissement de l’esprit. Chaque toile est comme l’éclatement d’une fusée de feu d’artifice. On a davantage l’impression chez Delvaux d’un enlisement, comme si l’esprit se figeait. Chez l’un le sens fuse, chez l’autre il se pétrifie.
4. Surréalisme et abstraction.
Pour l’essentiel, c’est avec André Masson puis Roberto Matta que le surréalisme évolue vers l’abstraction. De cette rencontre (de cette évolution) naîtront, après la guerre, les fondements de l’expressionnisme abstrait (Gorky, Pollock, etc.) d’où émane l’art dit contemporain.
Masson dé-réalise ses oeuvres les plus “figuratives” par un cadrage extraordinairement serré (Hommes autour d’une table 1923) ou par une déformation excessive des “figures” (La Tour du sommeil 1928 ou Le Labyrinthe 1938 ou encore Pygmalion 1938). Pour en venir (Constellation érotique 1961) à évacuer toute “figure” (Ci-dessous, Le Labyrinthe).
C’est, chez Miro, une déréalisation totale de l’espace.
C’est de la rencontre du surréalisme avec l’abstraction (au départ en conflit, on s’en souvient) que va naître l’expressionnisme abtrait de l’après-guerre avec Arshile Gorky et Jckson Pollock.
5. La Photographie : Man Ray (« fautographe ») 1866-1976.
La photographie est a priori réaliste. Une photographie surréaliste devra procéder à partir :
-soit d’une manipulation technique de l’image : superpositions d’images abstraites et de fragmentations du réel, photomontage, solarisation, et opposition entre négatifs et positifs ou encore brûlage.
-soit d’une mise en scène de l’objet photographié.
Lee Miller 1930 (solarisation),
Jacqueline Godard 1930 (négatif)
Adam et Eve (Marcel Duchamp et Mme René Clair) 1924 (mise en scène reprenant un diptyque de Cranach.